Par Mehdi Khamassi
Le 17 septembre 2019 est paru l’ouvrage collectif intitulé « Guider la raison qui nous guide. Agir et penser en complexité » dirigé par Sandra Bertezene (CNAM) et David Vallat (Sciences Po Lyon). Cet ouvrage faisait suite à un colloque organisé au CNAM, à Paris, le 30 mars 2018, visant à croiser les regards de chercheurs et praticiens pour contribuer à l’intelligibilité de phénomènes sociétaux émergents et de s’interroger sur les conséquences de nos représentations en termes de pratiques sociales, de construction de normes et de rapport à l’action, notamment au sein des entreprises et des organisations.
Le fait que l’ouvrage tourne autour de la pensée complexe emprunte bien sûr au travail d’Edgar Morin pour une rationalité ouverte, qu’il définit en opposition à la rationalité close qui « n’obéit qu’à la logique classique et ignore ou nie ce qui l’excède ». Comme l’écrivait Jean-Louis Lemoigne (2007), c’est bien lorsque « nous sommes confrontés à des questions mal structurées, « intractable », des problèmes irréductibles/pernicieux, des injonctions paradoxales, des controverses, … que nous ne pouvons plus nous référer à la rationalité « mainstream » (fermée, normes, règles) que se posent des questions éthiques ».
Ces réflexions entrent en résonance avec le travail de TESaCo qui cherche à appréhender, comprendre et prévoir l’évolution très rapide des technologies émergentes, et leurs différents impacts actuels et à venir sur la société. Payam Aminpour, Daniel Andler (membre de l’Académie des sciences morales et politiques et porteur du projet TESaCo) et collègues (2020) soulignent même que face à des problèmes complexes car mal définis et pour lesquels des solutions claires n’existent pas, il y a besoin d’un processus d’intelligence collective qui mette en coopération un groupe interdisciplinaire de personnes d’horizons divers, combinant experts et non-experts, et différentes manières de discuter et de prendre des décisions.
Au sein de l’ouvrage « Guider la raison qui nous guide », un chapitre co-écrit par un conseiller scientifique de TESaCo, Mehdi Khamassi, et par le physicien Frédéric Decremps (Sorbonne Université), s’intéresse à l’éducation à la pensée complexe et à l’esprit critique. Ce chapitre s’intitule « Apprentissage de la démarche scientifique et de l’esprit critique : un enseignement de Sorbonne Université pour les étudiants d’aujourd’hui, citoyens de demain. » Il part du constat que « L’actualité semble montrer chaque jour un peu plus que de hauts diplômes en sciences ou en ingénierie ne prémunissent pas contre une pensée magique, la théorie du complot ou même les interprétations littérales et dogmatiques. » En effet, contrairement aux étudiants en philosophie ou en sciences humaines, les étudiants en sciences ou en ingénierie n’ont que très peu d’initiation à l’épistémologie (permettant pourtant de comprendre le processus de construction de connaissances scientifiques, et ce qui les sépare d’une opinion ou d’un dogme), et pas du tout d’initiation à la pensée critique, notamment auto-critique. Or, comme l’écrivait Henri Poincaré (1902) : « Douter de tout ou tout croire sont deux solutions également commodes qui l’une et l’autre nous dispensent de réfléchir ». Il s’ensuit que la formation scientifique n’immunise pas contre la banalité des petits maux quotidiens, contre la simplification du discours à des fins d’autopromotion ou de course à la publication. De son côté, le citoyen qui n’a pas un minimum de formation à l’épistémologie, à la méthode scientifique et à l’esprit critique est incapable de discerner un expert qui parle de ce qui fait consensus dans une communauté scientifique ou de ses propres opinions, ni un expert reconnu par ses pairs d’un imposteur.
Une conséquence directe est qu’aujourd’hui, le fossé grandit entre questionnements citoyens, pressions économiques, pilotages politiques, scoops médiatiques et lenteur/rigueur de la recherche. La crise de la Covid-19 nous en a malheureusement offert de saillantes illustrations.
Ce chapitre pose alors les questions : « Que faire […] si le savoir scientifique ne suffit pas ? Et comment mieux associer les citoyens aux réflexions sur la production des connaissances et leurs possibles applications ? Une des solutions [proposées] au sein de Sorbonne Université est d’associer [la] formation scientifique à un apprentissage qui conjugue la démarche scientifique et l’esprit critique. »
Le chapitre se présente donc comme un retour d’expérience de plusieurs années d’enseignement de la démarche scientifique et de l’esprit critique à Sorbonne Université. Cet enseignement comprenait à la fois une introduction à l’épistémologie, des exemples tirés de l’histoire des sciences, et une introduction aux connaissances de psychologie cognitive et de neurosciences sur les biais cognitifs (biais de rationalité, de jugement ou de raisonnement). Cet enseignement incluait enfin une recherche encadrée en binôme sur des projets d’histoire des sciences ou de sciences en société. De façon tout à fait frappante, au travers de plusieurs exemples comme celui de la bombe atomique ou du gaz moutarde, les étudiants ont pu prendre conscience que d’éminents scientifiques, parfois même avec une formation complémentaire en philosophie, ont été confrontés à des dilemmes éthiques non triviaux sur l’application de leurs connaissances scientifiques. Certains de ces scientifiques ont même regretté leurs choix par la suite, montrant que des normes morales qui nous paraissent évidentes aujourd’hui ne l’étaient pas forcément hier, et que rien ne prémunit complètement contre des décisions que l’on peut regretter par la suite. Au travers de différents projets encadrés, les étudiants ont pu tenter de transposer ces dilemmes éthiques à des connaissances scientifiques plus récentes, notamment dans le cadre de technologies émergentes telles qu’Internet ou les véhicules autonomes.
Une des conclusions importantes de ce cours, co-construite par les enseignants et les étudiants, était qu’une exposition à ces différents cas historique, combinée à une formation à la démarche scientifique, pourrait a minima permettre aux scientifiques et citoyens de demain de réfléchir à de telles questions éthiques en amont du jour où ils retrouveront eux-mêmes face à des problématiques similaires. Une autre conclusion importante est que, comme le soulignait Isabelle Stengers (2013), intégrité, doute, modestie et esprit d’ouverture sont importants pour mettre en place un échange plus régulier et abondant entre chercheur et citoyen, et permettre de comprendre que la connaissance scientifique est en perpétuelle construction, avec son lot d’erreurs, de changements de paradigmes et d’incertitude. Ceci semble crucial pour limiter la patente crise de confiance envers la parole scientifique qui s’est déjà manifestée ces dernières années avec notamment les anti-vaccins ou les climato-sceptiques, et qui semble s’être exacerbée dans le contexte inédit de la pandémie due à la covid-19.
Sources
Payam Aminpour, Steven A. Gray, Lex Paulson, Carina Antonia Hallin, Daniel Andler et al. (2020). « Becoming Intelligent about Collective Intelligence and Public Policy. » Submitted.
Bertezene, S. and Vallat, D. (Eds.) Guider la raison qui nous guide : Agir et penser en complexité. Management Prospective Editions.
Khamassi, M. and Decremps, F. (2019). « Apprentissage de la démarche scientifique et de l’esprit critique : un enseignement de Sorbonne Université pour les étudiants d’aujourd’hui, citoyens de demain. » Bertezene, S. and Vallat, D. (Eds.) Guider la raison qui nous guide : Agir et penser en complexité. Management Prospective Editions.
JL Le Moigne : « Transformer l’expérience humaine en science avec conscience : Les sciences de gestion ne peuvent-elle aujourd’hui montrer l’exemple et relever ce défi épistémologique ? ». Dans A C Martinet (Dir) « Sciences du management, Epistémique, Pragmatique, Ethique ». Edition Vuibert, 2007.
Edgar Morin, Conclusion de l’Aventure de La Méthode, 1955-2015 ; et chapitre « Pour une rationalité ouverte », p 129 de Science avec Conscience 1979-1990, p.145Poincaré H. (1902), La science et l’hypothèse, Flammarion, p.2.
Stengers, I., James, W. & Drumm, T. (2013). Une autre science est possible! Manifeste pour un ralentissement des sciences suivi de Le poulpe du doctorat. Paris, Éditions La découverte.