Par Serena Ciranna, assistante de recherche à TESaCo
“Il peut arriver que la majorité, dont chaque membre n’est pas vertueux, réunie toute ensemble soit meilleure que l’élite, non pas séparément mais collectivement […] », lit-on dans le Politique. Déjà présente dans des textes anciens – de Protagoras à Aristote – la notion d’intelligence collective (IC) s’est popularisée au cours des dernières années, jusqu’à pénétrer dans les domaines les plus divers. Ce terme décrit la capacité d’un groupe d’individus de produire plus d’intelligence – au sens de résolution des problèmes – que chacun de ses membres ne pourrait faire individuellement. Les technologies tel l’Internet, l’apprentissage profond ou la génétique sont le siège de nouvelles formes d’IC et leur développement a certainement contribué à diffuser l’idée d’un pouvoir spécifique de la foule : celui de trouver des solutions ou de contribuer à la connaissance de manière conjointe. La notion d’IC n’est pas dépourvue d’aspects paradoxaux dont ses échecs sont l’exemple le plus patent : pourquoi certaines entreprises collectives ont-elles magnifiquement marché alors que d’autres se sont révélées désastreuses ? D’où vient la différence ? Y a-t-il certaines caractéristiques d’une communauté et de son fonctionnement qui garantissent le succès de l’IC ou a contrario son échec ? L’étude de ces questions intéresse aujourd’hui un large éventail de disciplines, de l’épistémologie sociale, aux sciences cognitives, de la biologie et l’éthologie à l’informatique, pour en citer quelques-unes.
L’intelligence collective spécifique
Si l’intelligence collective classique est de type réflexif (un groupe de personnes qui se réunissent pour discuter, imaginer, prendre des décisions), l’intelligence collective spécifique (ICS)(1), selon la terminologie proposée par Daniel Andler, émerge d’un mécanisme aveugle et non d’un processus actif délibératif. Ce phénomène est aussi décrit par la notion de sagesse des foules (the wisdom of crowds) devenue célèbre entre autre grâce à l’ouvrage homonyme de James Surowiecki (2004; trad. fr. 2008) et qui se manifeste non seulement au sein de la société humaine mais aussi dans la nature, par exemple dans l’intelligence des essaims. Les marchés prédictifs constituent un exemple étonnant d’ICS : dans certains cas, la bourse peut devenir un dispositif de prédiction capable de donner lieu à des résultats plus efficaces que ceux obtenus par des processus d’intelligence collective classique. L’ICS a été mobilisée pour la résolution de problèmes difficiles dont des exemples célèbres sont la découverte de la position du Scorpion, sous-marin nucléaire américain échoué en mai 68, ou de la cause de l’accident de la navette spatiale Challenger en 1986. Dans le cas du Scorpion, un groupe d’experts ont été invités à parier sur la position de l’épave, ce qui a amené à sa localisation (à une très courte distance de la position déduite par l’agrégation des paris et l’usage de calculs probabilistes). Dans le cas du Challenger, la décote durable en bourse de la compagnie qui avait produit les fameux joints du réservoir, rendus rigides par le froid et directement responsables de l’explosion, a révélé bien avant la conclusion des experts quelle partie de l’engin avait causé l’accident. L’ICS est très utile pour résoudre certains problèmes, notamment ceux de prédiction, mais elle est moins adaptée pour des questions de création. Bien évidemment, qualifier les processus d’ICS d’”intelligents” revient à évacuer la question de la compréhension et à se limiter à l’efficacité du résultat.

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La sagesse pratique ou phronesis
La notion de sagesse collective se distingue de celle d’intelligence sous plusieurs aspects. Pour s’orienter parmi ces termes, il faut d’abord faire une distinction entre sagesse théorique (la connaissance du bien) et sagesse pratique, décrite par le terme aristotélicien phronesis ( la prudence ou sagacité). La sagesse pratique concerne l’action et non la connaissance : une personne qui est sage au sens de la phronesis prend la meilleure décision possible dans une situation particulière concrète. La sagesse pratique se distingue de l’intelligence car elle ne se limite pas à trouver la meilleure solution à un problème mais elle remet en cause les fins et les valeurs de la question à résoudre. Alors que l’intelligence opère face à un problème bien défini, dont les termes sont fixés et qui est susceptible de recevoir une ou quelques solutions optimales, la sagesse répond à une situation mouvante, globale, incertaine et poursuit, en l’absence de solution optimale, la démarche la meilleure tout bien considéré dans le long terme. En outre, dans un processus qui déploie de la sagesse collective et non seulement de l’intelligence, tous les conflits ne sont pas résolus : la pluralité des perspectives est prise en compte.
La sagesse collective et les technologies émergentes (TE)
Le terme “sagesse collective” figure dans l’intitulé de TESaCo à côté des technologies émergentes (TE), le but du cycle d’étude étant de comprendre quels moyens nos sociétés peuvent et doivent se donner pour acquérir une sagesse quant au développement et à l’usage des technologies actuellement en plein essor tels l’IA, les nanotechnologies, la génomique, etc. La sagesse collective constitue un objet pour TESaCo à plusieurs niveaux :
1 – Les TE sont souvent le siège de formes d’intelligence collective comme phénomènes émergents qui méritent d’être étudiés en soi, non seulement dans le but de les comprendre mais aussi dans celui d’en exploiter le potentiel au bénéfice de la société.
2 – La manière dont les collectivités gèrent les technologies émergentes pour en tirer le meilleur profit et en limiter la nocivité constitue une forme de sagesse collective : comment développer davantage cette sagesse et faire face aux changements rapides des technologies et à leurs impacts sociaux?
3 – TESaCo même constitue un exemple de mise en place d’une intelligence collective de type classique – un groupe de chercheurs qui réfléchissent ensemble – dans le but de développer une sagesse collective, notamment par la remise en question des fins des problèmes posés par l’adoption des TE. C’est ici que se fait le passage de l’intelligence à la sagesse dans le programme de TESaCo. Comme l’écrit Daniel Andler, responsable du cycle d’étude : (…) si la juste appréciation des faits et des possibilités est nécessaire, la sagesse ne s’y réduit pas : elle requiert la prise en compte équilibrée des risques et avantages potentiels, mesurés à l’aune des intérêts et des valeurs de toutes les parties prenantes, dans l’horizon du long terme.”(2) À quoi s’ajoute le fait que les TE mettent elles-mêmes en jeu des phénomènes d’intelligence collective. L’élaboration d’une sagesse collective à leur égard fera sans doute appel à une combinaison d’intelligence collective spécifique et d’intelligence collective réflexive — en d’autres termes, les réflexions menées dans les comités d’experts ne suffiront pas : il faudra sans doute leur adjoindre des dispositifs permettant de mobiliser et de conjuguer au mieux, sans directives venues d’en haut, les meilleures solutions retenues localement.
Sources
1. Andler, D. What has collective wisdom to do with wisdom? in Landemore, H., & Elster, J., eds., Collective Wisdom: Principles and Mechanisms, Cambridge: Cambridge University Press: pp. 72-84
2. Daniel Andler, Technologies émergentes et sagesse collective, Programme du colloque de lancement de janvier 2000; voir Cahiers de TESaCo, n°1, janvier 2021.
Pour aller plus loin
Landemore, H. & Elster, J., eds., Collective Wisdom: Principles and Mechanisms, Cambridge: Cambridge University Press, 2012.