L’ubérisation n’a pas simplement remis en cause les modèles économiques traditionnels elle a aussi bouleversé une partie du monde du travail. Travailleurs précaires, asymétrie et rapports de force, comment encadrer et réguler ces plateformes pour qu’elles puissent bénéficier au plus grand nombre ? C’est à cette question que Franck Bonot, Odile Chagny et Mathias Dufour tentent de répondre dans Désubériser, reprendre le contrôle en proposant des pistes concrètes pour faire évoluer le modèle de l’économie de plateforme vers un modèle plus vertueux. Nous nous sommes entretenus avec le directeur d’ouvrage, Florian Forestier, philosophe, directeur d’études du think tank #LePlusImportant qui réfléchit aux évolutions du travail à l’ère de la transition numérique.
Aujourd’hui les médias ont tendance à accorder beaucoup d’importance à la question du remplacement de l’homme par la machine dans le cadre du travail. Or cette question ne cache t-elle pas des problèmes plus réels et contemporains relatifs aux impacts de la numérisation sur l’organisation du travail et sur le statut de certains travailleurs ?
La numérisation et la robotisation vont moins remplacer le travail humain que le transformer. Après de premières estimations très anxiogènes, les études publiées évaluent aujourd’hui l’ampleur du remplacement autour de 15 % des emplois à l’horizon de quelques décennies.
La digitalisation a en particulier permis l’apparition de plateformes, mettant grâce à leur capacité de traitement des données en temps réel différentes catégories d’usagers en relation sur un marché dit « multifaces ». Cette position leur permet d’y acquérir un rôle structurant, et de construire une relation de travail fondée sur une forte asymétrie entre la plateforme et le travailleur, tant pour l’organisation du travail que pour la fixation des prix, sans que celle-ci ne prenne la forme d’une subordination juridique. Cette asymétrie n’est donc pas compensée par l’ensemble des droits et des protections associés au salariat (tels que le niveau minimum de rémunération, la représentation des travailleurs, le dialogue social, l’accès à la protection sociale, à la santé et à la sécurité au travail, etc.). L’indépendance des travailleurs est donc formelle sans être réelle, d’autant que ces plateformes mettent en œuvre un environnement de travail dans lequel des emplois humains sont attribués, optimisés et évalués par l’intermédiaire d’algorithmes.
Le microtravail est une véritable quintessence de ces difficultés. Le numérique permet en effet de faire appel à des travailleurs indépendants payés « à la pièce » pour des tâches extrêmement parcellisées, et certains acteurs se sont spécialisés dans ce créneau (1). Si seules certaines plateformes se focalisent sur le microtravail, beaucoup y ont indirectement recours en le sous-traitant à des prestataires concentrés dans des pays comme le Pakistan, l’Inde, Madagascar ou les Philippines. En effet, presque tout le processus de numérisation implique des tâches relevant du microtravail (trier et annoter des images pour y distinguer des objets, corriger des bases de données, etc.). Le risque que le format du microtravail contamine d’autres activités est par ailleurs réel et illustre en effet une tendance plus générale de la numérisation à fragmenter et métamorphoser le « geste productif humain en micro-opérations (2) ».
La crise sanitaire engendrée par la covid-19 a cristallisé le phénomène de précarisation et de surexposition des travailleurs des plateformes aux risques économiques et sociaux. En quoi est-il urgent de trouver des solutions pour pallier les failles présentes dans la nouvelle organisation du travail générée par les plateformes numériques ?
Comme dans beaucoup de domaines, la crise sanitaire a agi comme un véritable révélateur. D’une part, elle a montré à quel point chauffeurs VTC et livreurs sont exposés aux risques et peu protégés par la loi, sur les plans sanitaire, économique et social. Ils ne sont pas salariés et n’ont donc pas de droit de retrait, ils ne bénéficient pas non plus des actions de prévention et de protection de la santé que les employeurs sont normalement tenus de mener. Ils sont également très exposés et très peu protégés face au risque économique : l’activité des chauffeurs VTC, notamment, s’est effondrée pendant la crise et leur situation est souvent très difficile.
D’une part, elle a montré que ces plateformes et leurs travailleurs, loin d’être un épiphénomène temporaire, sont amenées à jouer un rôle important, qui a pu être qualifié de véritable substitut de service public. Par les données qu’elles possèdent, par leur capacité à mettre en relation, à organiser le travail à distance, les plateformes deviennent des intermédiaires précieux pour répondre aux situations d’urgence ou organiser l’action locale. Tout l’enjeu est alors de faire évoluer leur modèle, par exemple par la création d’alternatives locales (services locaux de de livraison gratuite pour limiter les sorties des habitants dans les supermarchés, etc.).
Dans votre livre il est question des “effets pervers” de la gouvernance algorithmique et de “subordination algorithmique” produites par certaines plateformes. Quelles sont précisément les contraintes engendrées par les technologies utilisées ? Comment mieux les encadrer ?
Tout d’abord, les algorithmes constituent un mode de management d’un nouveau genre. Ils structurent en effet la prestation dans le détail (algorithmes d’affectation, de prix de période de pointe, évaluation semi-automatisée) et exercent donc une forme très spécifique d’autorité sur les travailleurs.
« Les algorithmes constituent un mode de management d’un nouveau genre »
Le management algorithmique recourt par ailleurs massivement à des formes d’influence nouvelles, qui ne relèvent pas de l’exercice classique de l’autorité, contractualisée et basée sur l’instruction. Un exemple particulièrement édifiant est celui des mécanismes d’incitation (nudge) mis en place par Uber et Lyft, jouant sur le mode d’affichage et de notification des courses disponibles pour maximiser la connexion des chauffeurs, à court-circuiter la capacité individuelle à établir des finalités et prendre des décisions, sans informer les individus en question de leur existence, ni leur permettre d’agir eux-mêmes sur les paramètres selon lesquels ils sont nudgés.
Plus profondément, l’algorithme tend à s’interposer entre le travailleur et ses clients le privant ainsi de la maitrise de son savoir-faire. Dans le monde de la gouvernance algorithmique, que l’on soit livreur, développeur, coach ou chauffeur, on est soumis au diktat de la réputation et de la visibilité, elles-mêmes construites selon des critères qui n’ont rien à voir avec la qualité de la prestation et la maitrise professionnelle. De cette façon, les travailleurs, même très qualifiés, se trouvent totalement dépossédés, non seulement de cette maitrise, mais de la capacité de comprendre et de discuter les critères selon lesquels ils sont jugés.
Un des premiers enjeux est alors d’expliciter ce fonctionnement algorithmique et les décisions qui le sous-tendent. Un autre de redonner du pouvoir d’agir aux travailleurs à ce sujet, à la fois par la loi (en imposant de nouveaux objets de négociation) et en donnant l’accès à des compétences et expertises technique leur permettant de formuler leurs revendications en toute connaissance de cause.
Mais ces modes d’action a posteriori sont sans doute insuffisants. Il faut également se donner les moyens d’agir en amont, sur la conception même des plateformes et de leurs algorithmes, et pour cela promouvoir et soutenir d’autres types de modèles.
Selon vous de quelle manière les technologies utilisées par les plateformes peuvent-elles être mise au service d’un modèle social qui associerait efficacité économique et protection sociale ?
La question est vaste. Tout d’abord, il faut sans doute intervenir en amont, dès la conception des solutions techniques, afin d’orienter celles-ci selon des finalités qui ne soient pas seulement l’optimisation et la maximisation du profit.
Il faut ensuite encourager un mouvement général de réappropriation, illustré par exemple par: le coopérativisme de plateformes, qui consiste à mettre en place des plateformes possédées par leurs travailleurs, voire par l’ensemble de leurs parties-prenantes, notamment des acteurs publics ou locaux, pour promouvoir des modes de gestion “en communs”. Ce coopérativisme aujourd’hui en plein développement bénéficie en outre d’une évolution des outils numériques et de leurs standards vers plus d’interopérabilité. Le fondateur du web, Tim Berners-Lee, au sein du W3C, a défini les standards qui permettent aux plateformes d’échanger leurs données de manière fluide tout en garantissant la préservation des données personnelles. Ce travail, arrivé à maturité en 2017, a pour but de décentraliser la donnée, qui n’est plus liée à une plateforme particulière, mais à l’utilisateur lui-même. On voit déjà des initiatives exploiter ces potentialités, comme les plateformes de circuits courts organisées dans le Data Food Consortium qui doit aider un producteur à vendre en utilisant
Par ailleurs, comme l’affirme Alain Supiot, les débats liés à la montée des nouvelles formes de travail « ouvrent aussi une voie offensive pour réinsérer la question du contenu et du sens du travail dans le périmètre de la négociation collective (3) » Né de la révolution industrielle, le droit du travail cadre en effet strictement les conditions de travail (horaires, rémunération) tout en laissant dans une certaine mesure le contenu et le mode d’accomplissement de la tâche à la discrétion de l’employeur. Or, la pertinence de cette partition est remise en cause par le constat de plus en plus partagé d’une « perte » de sens du travail, lié à la perte d’autonomie de travailleurs qui se sentent de plus en plus dépossédés de la maitrise de leur expertise.
Les débats liés à la montée des nouvelles formes de travail « ouvrent aussi une voie offensive pour réinsérer la question du contenu et du sens du travail dans le périmètre de la négociation collective ». Alain Supiot
En structurant de manière difficilement dissociable les conditions de travail et le contenu du travail, le management algorithmique conduit de facto à refaire du contenu du travail un sujet d’attention et délibération collective. Et de fait, le travail numérique porte depuis ses débuts l’aspiration, habilement exploitée par les plateformes, d’une réappropriation qui va bien au-delà (le développement du coopérativisme de plateforme en est un exemple) du seul choix des horaires et des lieux.
Face à l’asymétrie de pouvoir qui s’est installée entre les plateformes et les travailleurs, peut-on envisager les instances de médiations collectives comme de véritables leviers de rééquilibrage ? Que préconisez-vous afin de favoriser le dialogue social et une sagesse collective incluant les différentes parties prenantes ?
Le dialogue social est un des éléments de ce rééquilibrage. Les travailleurs des plateformes sont en principe, du fait de leur statut d’indépendant, privés du droit de l’action collective, mais il est de plus en plus admis que les plateformes ne sont pas de simples prestataires, d’autant qu’elles induisent également des asymétries avec leurs usagers. Sous la responsabilité de Jean-Yves Frouin, ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation, une mission est actuellement en cours « afin de définir les différents scenarios envisageables pour construire un cadre permettant la représentation des travailleurs des plateformes numériques. » Ses conclusions devraient être rendues en novembre.
Mais le dialogue social doit pouvoir avoir lieu dans des conditions équilibrées. En effet, il n’existe pas de droit du travail sans prise de conscience d’une asymétrie fondamentale entre les parties, asymétrie que le dialogue social doit permettre de rééquilibrer au travers de moyens fonctionnels. Ceux-ci passent par la représentation et la négociation, mais doivent aussi répondre à la façon dont l’entreprise détermine l’organisation du travail, en l’espèce, à la gouvernance algorithmique.
Le rôle du dialogue social est essentiel, mais ne doit éclipser la nécessité d’une réglementation amont, ni celle d’une extension des lieux et objets de négociation au-delà de la relation de travail proprement dite, afin que les problématiques de conception des algorithmes puissent être également pris en compte. Dans le cas des algorithmes, le droit ne peut pas se contenter de cadrer a posteriori les possibilités techniques et à chercher à rééquilibrer après-coup une asymétrie de pouvoir inscrite dans le design même des algorithmes : il doit construire un cadre pour orienter leur développement.
De fait, les difficultés du numérique ne sont pas seulement liées à la vitesse de son développement, mais aussi à sa tendance à court-circuiter les processus de décision et de choix, au nom d’un idéal d’optimisation, ou simplement en se présentant comme un fait. L’activiste Adam Clair compare ainsi les algorithmes à des bureaucraties, telles que H. Arendt les décrit, système de dilution de l’autorité, de déresponsabilisation de la décision. L’enjeu n’est alors rien moins, pour le dire avec les mots d’Antoinette Rouvroy, que de « nous réapproprier la tâche de définir les finalités sociales, écologiques, politiques des développements technologiques, c’est-à-dire débattre et choisir collectivement de quoi devrait être composé un avenir commun désirable (4) ».
Références
- A. Casilli, P. Tubaro, C. Le Ludec, M. Coville, M. Besenval, T. Mouhtare, E. Wahal, Le Micro-travail en France. Derrière l’automatisation, de nouvelles précarités au travail ?, rapport final du projet DiPLab, 2019.
- A. Casilli, P. Tubaro, C. Le Ludec, M. Coville, M. Besenval, T. Mouhtare, E. Wahal, op.cit.
- A. Supiot, Au-delà de l’emploi. Transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe, Flammarion, nouvelle édition 2016.
- A. Rouvroy, « Homo juridicus est-il soluble dans les données ? », dans C. de Terwangne, E. Degrave, S. Dusollier, R. Queck, Droit, normes et libertés dans le cybermonde, Larcier, 2018.