Par Alex Peluffo
Un seul mot de 29 903 lettres piochées parmi seulement quatre possibilités: A, C, G ou T. C’est la longueur du génome du SARS-Cov-2, le virus responsable de COVID-19 et de la mort d’au moins 210 000 personnes depuis la découverte il y a quatre mois, le 31 décembre 2019, des premiers cas à Wuhan en Chine. Tous les génomes de tous les êtres vivants sont des successions spécifiques d’A, C, G ou T. Le génome humain est une combinaison de 6 milliards de ces lettres, 5 millions pour le génome du bacille de la peste. Les virus sont souvent considérés comme des entités hors du vivant car, sans hôte, ils sont incapables de survivre, de produire leur propre énergie, de fabriquer leurs propres composants. La plupart des virus sont simples en composition. Une seule particule virale est constituée de quelques dizaines à quelques centaines de macromolécules contre des millions de milliards pour n’importe quel mammifère. Un virus ne pense pas, ne se déplace pas, ne respire pas; il ne voit rien, ne sait rien, n’anticipe rien. Et pourtant.
En quelques mois, l’émergence de cette séquence de 29 903 lettres enveloppée dans des enzymes d’une dizaine de types différents, et sa rencontre avec Homo sapiens, aura engendré la mort de plusieurs centaines de milliers de personnes. Elle aura dévasté les économies les plus importantes du monde et aura déclenché l’une des pires crises sanitaires de notre temps. Ce virus, comme tous les autre virus, n’effectue qu’une seule tâche : celle de se répliquer. Il est l’équation darwinienne – survivre et se reproduire – réduite à sa réalisation organique la plus élémentaire. Mais le virus n’est simple qu’en apparence. Son petit arsenal d’une dizaine d’enzymes est nécessaire et suffisant pour exploiter toute la complexité de son hôte. Une cellule humaine dépend de millions de réactions biochimiques régies par plusieurs milliers d’enzymes encodées par des dizaines de milliers de gènes du génome humain. Le virus va chirurgicalement utiliser chacune des pièces de son couteau suisse pour pirater les composantes de la machine cellulaire humaine et lui permettre de se répliquer. De la même façon que l’ordre d’imprimer des millions d’exemplaires d’un tract de propagande paralyserait une imprimerie qui d’habitude délivre quelques milliers de livres, le virus, par son attaque, empêche les cellules de produire ce dont elles ont besoin et d’exister à leurs fins physiologiques, d’être des cellules de poumon, de vaisseau sanguin, de rein. Elles deviennent des machines à produire du virus. S’en suivent les symptômes de COVID-19 : fièvre, toux, fatigue, courbatures, détresse respiratoire et, parfois, mais encore bien trop souvent, la mort.
Mais notre plus grande erreur serait de croire que son emprise s’arrête à quelques symptômes. La biologie parle de « phénotype » pour signifier toute caractéristique observable. Le phénotype est généralement influencé par des gènes, comme par exemple le phénotype des yeux bleus et les gènes qui régissent leur couleur chez leur porteur. La couleur des cheveux, la taille, la vitesse à laquelle notre cœur bat, sont des phénotypes, autrement dit, n’importe quelle caractéristique observable. Le phénotype couvre des échelles très différentes. Par exemple, si la couleur du pelage d’un castor, son niveau d’activité, son poids et sa taille sont des phénotypes, la taille, la forme et la position de son barrage sont aussi des phénotypes élargis du castor. Chaque trou que perce une termite dans le bois et qui, s’additionnant aux autres, engendre l’effondrement d’une maison, est le phénotype élargi de la termite et de son génome. L’ombre qu’imposent les plus grands arbres aux plus petits est aussi un phénotype, au même titre que la taille de cet arbre, sa circonférence ou la couleur de son feuillage. C’est ce que le biologiste de l’évolution Richard Dawkins appelle « le phénotype étendu ». En ce sens, la toux, la fatigue, la détresse respiratoire de l’hôte, sont autant de phénotypes étendus du SARS-Cov-2 et de son génome de 29 903 lettres. Ce sont les conséquences observables du processus moléculaire de sa réplication à l’intérieur de nos cellules. Ces symptômes engendrent la peur, les saturations des systèmes de santé, le confinement, les crises sanitaires et économiques. Et ils sont, eux aussi, autant de phénotypes étendus de SARS-Cov-2. COVID-19, ce n’est pas que la toux, la fièvre, la détresse respiratoire. C’est aussi la courbe du chômage qui grimpe, les marchés qui s’effondrent, les millions de personnes qui attendent de recevoir une aide alimentaire, la déroute scolaire des enfants des familles les plus pauvres, les burn out, les suicides, les banqueroutes. Les fausses nouvelles, le manque de rigueur scientifique, l’augmentation des violences domestiques, le traçage et la perte des libertés individuelles, c’est aussi COVID-19.
Mais, cela n’implique pas qu’il n’y a rien ni personne d’autre à blâmer que le virus pour les millions de personnes sans emploi, pour la détresse des plus faibles, pour la chute de nos croissances. Bien au contraire. Ces maux ne sont pas nouveaux, ils ne sont pas spécifiques au virus, tout comme la toux, la fièvre, les courbatures, ne sont pas spécifiques au virus. Ces maux émergent, s’aggravent, se prolongent comme autant de conséquences de COVID-19, comme des symptômes supra-individuels de l’infection par SARS-Cov-2 ; comme des phénotypes étendus de SARS-Cov-2. Alors, il n’y aura pas d’après COVID-19. Pas avant longtemps. Il n’y a pour l’instant pas le moindre traitement ayant rigoureusement démontré son efficacité, même si beaucoup y travaillent. Malgré les multiples efforts internationaux, il n’y aura pas de vaccin avant au moins un an. Il n’y a pour l’instant aucune certitude que l’immunité acquise des sujets guéris dure plus longtemps que quelques mois, comme c’est le cas pour d’autres coronavirus et de la grippe. Quand bien même nous relèverions tous ces défis, il faudra beaucoup de temps pour produire, acheminer et adm inistrer un vaccin à plusieurs milliards de personnes, pour soigner avec des molécules qu’il faudra produire en masse dans des systèmes industriels qui sont, à l’heure actuelle, dévastés par la crise économique et sanitaire. Le virus va probablement rester longtemps. Mais dès lors qu’il n’y aura plus de toux, plus de fièvre, plus de courbatures, moins de morts, il y aura encore le chômage, la détresse sociale et économique, la crise, les violences domestiques, la surmortalité liée à l’augmentation de la pauvreté, le retard scolaire, les décisions liberticides qui pérenniseront des précédents juridiques. Autant de phénotypes étendus qu’il faudra aussi guérir. C’est pourquoi il faut agir au long terme. Investir dans la recherche pour comprendre les virus, les maladies, investir dans le système de santé pour mieux guérir et plus vite ; car c’est autant de libertés auxquelles nous n’aurons pas à renoncer, c’est autant de milliards en moins à injecter dans des systèmes financiers dont l’effondrement n’est pas une cause directement contrôlable, mais une conséquence qui résulte de l’interaction de ce virus avec notre incapacité à avoir anticipé, ou avoir voulu anticiper, son émergence et sa puissance. Il n’y aura pas d’après COVID-19 avant longtemps car l’onde de choc de son impact avec notre civilisation continuera d’ébranler le monde longtemps après son départ. Et, d’ici là, il nous faudra comprendre et trouver comment vacciner plus que les hommes. Il nous faudra trouver comment vacciner nos sociétés, nos économies, nos systèmes de santé, nos démocraties, nos plans d’urgence, contre les virus, contre les maladies, car ce que nous aurons appris, c’est qu’un virus peut causer bien plus que de la toux, de la fièvre et, aussi terrible cela soit-il, bien plus que la mort des individus.