Par Serena Ciranna

Lorsque j’avais douze ans, une grosse fièvre m’obligea à rester à la maison pendant une dizaine de jours. Je me souviens de moments de quasi-délire, où je regardais, désespérée, mes mains, comptant mes doigts d’un regard figé et vide. Je me rappelle parfaitement la texture du papier peint qui recouvrait le mur à côté de mon lit, il fut pendant ces longues heures mon seul horizon. Quand je commençai à me rétablir, pour combler le temps, je me mis à lire un volume de plusieurs ouvrages de Luigi Pirandello. C’était alors l’écrivain le plus philosophe que j’avais jamais lu. Il parlait de la fragilité de l’identité, du tragicomique de la vie, des paradoxes de la société humaine. Cette lecture me donna beaucoup de plaisir et devint un pilier dans ma formation. L’expérience de cette fièvre si violente fut-elle positive ou négative, triste ou gaie ? Je ne saurais le dire. Sans doute un mélange des deux… Ce fut surtout un moment exceptionnel qui m’obligea à la solitude, à l’angoisse, à la souffrance, mais aussi à la découverte, à la réflexion, au repos et au bonheur de la méditation intellectuelle.

L’isolement lié à la pandémie du Covid-19 m’apparaît comme une expérience similaire. J’ai vécu les premiers jours qui ont suivi le décret de confinement en France avec un certain soulagement, voire bonheur. Le fait que je sois enceinte me rendit sans doute plus particulièrement inquiète et attentive à la pandémie qui avançait. Dans le même temps, je suivais de près la diffusion impressionnante du virus en Italie, recevant des nouvelles de ma famille et de mes amis qui faisaient déjà  l’expérience tragique de ce que nous attendions en France. Je ne comprenais pas l’absence de mesures de sécurité dans les autres pays européens, alors que, au même moment, en Italie, le virus faisait déjà des centaines de morts. Je voyais à Paris des amis insouciants fréquenter les terrasses de cafés bondées pour l’apéritif et se passer des mesures barrières les plus simples.

C’est ainsi que j’accueillis la décision du gouvernement de nous confiner comme une forme de salut. Dès les premiers jours, mon mari et moi avons profité de notre présence de l’un pour l’autre et de l’absence d’activités extérieures pour réorganiser la maison afin d’accueillir notre bébé. Je pouvais enfin me consacrer avec beaucoup plus de tranquillité à l’écriture. Nous avions la chance de vivre ce moment sans trop de soucis immédiats et même d’en profiter. Nos amis, maintenant obligés de demeurer chez eux, nous avouaient être eux aussi soulagés et redécouvrir une dimension du temps qu’ils avaient oubliée. Un ami qui voyage beaucoup dans le cadre de son travail nous a ainsi appelés depuis sa maison, où il passait les moments les plus heureux de sa vie avec sa famille enfin réunie. Il nous demanda, sans cacher son regret, si, une fois la crise passée, tout reviendrait à la normalité.

Et, pourtant, nous étions comme tout le monde, en train d’assister à la tragédie des hôpitaux et des malades à la télévision. Nous nous inquiétions pour des amis qui avaient été contaminés ou qui risquaient de perdre leur emploi, ainsi que pour nos parents, fragiles et éloignés, qui devaient bientôt éprouver la joie de devenir grands-parents, et cela, uniquement par des appels Skype.

Maintenant que le déconfinement ‒ annoncé en France pour le 11 mai ‒ approche, c’est avec un certain étonnement et de l’embarras que l’on voit émerger un sentiment de nostalgie lié à ces deux mois d’isolement qui viennent de s’écouler et de peur de ce qui nous attend ensuite. Ces deux sentiments s’expliquent : concernant la nostalgie, nous allons devoir quitter ce moment de suspens qui nous a tous immobilisés, en nous forçant à un travail exceptionnel sur nous-mêmes : le changement de nos habitudes, la rencontre avec l’idée troublante d’un bouleversement radical de notre vie, la proximité réelle et totale avec certains de nos proches, ainsi que la distance avec d’autres, l’adaptation à de nouvelles manières de travailler et de gérer le quotidien, le fait, enfin, de vivre un instant d’intensité, en dépit de son caractère négatif ou positif.   

Cet effort individuel porte forcément en soi une certaine forme de satisfaction, dont certains auront peut-être honte en la comparant à la souffrance des personnes atteintes par le virus, à la lutte quotidienne du personnel médical et à la peur de ceux qui ont dû travailler en prenant des risques quotidiens.  Pour tous les autres, qui étaient relativement en sécurité dans leurs maisons, l’isolement a offert la possibilité de la sortie d’une routine aveugle et insatisfaisante, de la normalité qui nous prive du sentiment de nous-même, de la banalisation de nos relations sociales et d’une consommation de biens qui ne nous suffit pas.

Quant à la peur du déconfinement, elle est à mon avis la réponse la plus rationnelle à l’incertitude que l’on voit poindre. Avec la fin d’une situation binaire qui nous rassurait ‒ sortir ou ne pas sortir, garder ses distances ou se rapprocher des autres ‒, nous n’avions presque pas le choix. En revanche, tout devient maintenant dangereusement nuancé, pour ne pas dire confus, et donc plus difficile à gérer tant sur le plan psychologique que pratique. Il faudra faire confiance au sens de la responsabilité des autres, à l’efficacité des mesures prises par le gouvernement, à notre propre autodiscipline. Il faudra accepter les mesures incertaines face à une menace désormais certaine ‒ la présence du virus qui continue à faire des victimes. Nous allons regretter ce temps de plus grande sécurité et de calme, le temps du confinement ‒ forcément momentané ‒ et revenir à l’inquiétante étrangeté d’un quotidien qui aura de toute façon changé de visage, jusqu’à ce que l’oubli fasse son travail et nous ramène au monde d’avant.