Par Daniel Andler
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques

La grippe de Hong-Kong de 1968-70, au moins aussi meurtrière que ne l’est à ce jour la pandémie Covid-19, n’a provoqué aucune convulsion comparable à ce que nous connaissons et a été vite oubliée. Le monde n’était alors pas si différent du nôtre — les babyboomers étaient déjà adultes, et sont encore en état d’en parler, ou de témoigner (c’est mon cas) qu’ils n’en ont aucun souvenir. C’est dire combien la distance temporelle est faible. D’où vient alors pareille différence d’impact ? a-t-on demandé ces dernières semaines, non sans intention polémique : nous serions devenus allergiques au risque, accrochés au principe de précaution comme à un gri-gri, incapables de penser la mort.

Si plusieurs facteurs ont joué, parmi lesquels une évolution des sensibilités et du climat politique, ainsi que l’allongement de l’espérance de vie,  les technologies émergentes figurent sans doute possible au premier rang. Le terme rassemble des technologies qui à la fois émergent depuis quelques décennies et convergent en exerçant conjointement sur les activités humaines une force de transformation sans précédent. Il s’agit bien évidemment de l’informatique et des technologies de l’information et de la communication, y compris Internet, les moteurs de recherche, les bases de données et les réseaux sociaux (constituant ensemble ce qu’on désignera comme la « numérisphère »), mais aussi des biotechnologies, des nanotechnologies et des technologies liées au sciences cognitives, y compris l’intelligence artificielle et la robotique.

S’agissant de notre pandémie, ces technologies en affectent l’impact de trois manières. C’est d’abord la numérisphère qui place le désastre dans toute son étendue sous les yeux de tous, informant chacun à chaque instant et par mille canaux. Elle devient ainsi connaissance commune, par laquelle chacun sait que tous savent (tout en entretenant un doute permanent sur ce qui est confirmé, probable ou faux). Ce sont ensuite les progrès de la réanimation : balbutiante encore il y a un demi-siècle, elle ne disposait pas des outils biomédicaux rendus possibles par une combinaison de progrès en médecine et en ingénierie, appuyés sur l’informatique. La mort frappait plus vite, dispensant l’opinion du spectacle, insupportable désormais, de services débordés, réduits à « trier » les patients en condition critique. Enfin, nous disposons contre le SARS-CoV-2 et le Covid-19 d’armes plus puissantes que celles que nous pouvions opposer au virus H3N2 responsable de la grippe de Hong-Kong et à la maladie elle-même : les biotechnologies et nanotechnologies permettent aujourd’hui d’espérer la mise au point relativement rapide de médicaments et de vaccins, hors de la portée de la science d’hier. Même si l’on est loin d’être sûr que ces promesses seront tenues, et qu’elles ne le seront probablement pas à brève échéance, au fatalisme de l’époque, apaisant à sa manière, succède l’impatience inquiète. Et ici encore, la numérisphère intervient : d’abord parce que l’informatique et les données massives jouent un rôle décisif dans les sciences et technologies biomédicales ; ensuite parce que la collaboration mondiale entre centres de recherche repose sur les moyens de communication instantanée et le partage des données, et enfin parce que la propagation rapide des nouvelles entretient à la fois la compétition entre équipes et l’espoir dans la société.
Si la situation créée par la pandémie est influencée par les technologies, l’inverse est vrai : cette situation influe sur les technologies, en les poussant vers de nouveaux développements, de déploiements inédits, et plus encore sur la manière dont elles sont perçues. Elle nous force tout particulièrement à mesurer à la fois la profondeur de la transformation qu’elles ont commencé d’induire dans nos sociétés, et la fragilité de notre compréhension du phénomène. Sans doute était-il beaucoup question, avant la pandémie, de leurs effets, surtout pervers : faux et usage de faux à la puissance mille, silos informationnels, fossé numérique, ascension irrésistible des influenceurs, discrédit corrélatif des experts, constitution de colosses mondiaux d’un nouveau genre (GAFAM et BATX), érosion voire effacement de la sphère privée, extension du contrôle policier, etc. La pandémie amplifie tous ces effets et en fournit des illustrations à grande échelle. Comme la numérisphère, avec laquelle elle entre en résonance, elle est planétaire. Elle montre avec une précision nouvelle comment les idées dont la bizarrerie les maintenait autrefois confinées dans d’étroites provinces géographiques ou culturelles sont désormais diffusées dans l’agora globale, entravant le débat rationnel et gênant voire empêchant la décantation nécessaire à la prise de décision et à l’adhésion raisonnée par le public. Elle oblige enfin les critiques à ouvrir les yeux sur les bénéfices de la numérisphère, qui a transformé les conditions du confinement par-delà les pratiques déjà courantes dans les professions intellectuelles, et sur l’irréversibilité de la transformation qu’elle induit dans la population, même si les conditions d’accès sont aujourd’hui encore trop inégales.

Elle fait de même pour l’envers de la médaille. Nous éprouvons avec une intensité nouvelle les limites, les dangers, les effets pervers de la numérisphère, nous découvrons des formes inédites de lassitude, d’abrutissement causés par le flot des images et des paroles dont nous bombardent nos écrans. Nous constatons, et les spécialistes confirment, que les « télé-X » (où X est une réunion, conférence, un jury, un enseignement, une consultation médicale, juridique ou psychologique, voire un apéritif) provoquent une fatigue, une tension que la vraie rencontre, ou à l’autre extrême le simple téléphone, n’occasionnent pas.

La pandémie nous amène ainsi à nous interroger sur les équilibres à trouver pour le déploiement des dispositifs existants et plus encore sur les modifications à leur apporter, à toutes les échelles — depuis un « reset » (remise à zéro) d’Internet jusqu’aux questions de sécurité des plateformes de téléconférence, en passant par l’opportunité de déployer des apps de « tracking » du Covid. De même, notre dépendance vis-à-vis des GAFAM dans la conjoncture présente illustre avec une acuité particulière la crise de la souveraineté européenne. Faut-il les démembrer, comment pouvons-nous procéder, en avons-nous le pouvoir ? Faut-il instituer des filtres pour limiter la diffusion des mensonges, des faux et des idées folles, et comment le faire sans que le remède soit pire que le mal?

Et c’est là que nous mesurons la distance qui nous sépare d’une compréhension adéquate des phénomènes de la numérisphère et des mutations que celle-ci impose à l’exercice du pouvoir. Pour la réduire, il nous faut des données, des méthodes, des concepts. Tout un ensemble de disciplines, depuis les sciences sociales, politiques et juridiques, jusqu’aux sciences cognitives et à la philosophie et à la médecine, doivent venir épauler les scientifiques et les ingénieurs qui se sont attelés à la tâche. C’est un défi qui n’a pas attendu la pandémie pour être relevé, mais dont l’urgence devient plus éclatante, on peut du moins l’espérer, aux yeux de tous, en tout cas à ceux des responsables de la recherche.

L’une des sources de réconfort dans la situation présente est la capacité des scientifiques à conjuguer leurs connaissances, leurs hypothèses, leurs idées et à constituer ainsi une intelligence collective qui embrasse et surpasse les ressources individuelles. Reste à savoir si cette intelligence collective des scientifiques peut s’étendre à la société entière. Aristote déjà admettait la possibilité qu’un groupe d’hommes, en conjoignant ce que chacun a de meilleur en matière de vertu ou d’intelligence, parvienne à davantage de vertu ou d’intelligence qu’aucun d’entre eux n’en détient (Politique, 1281b). L’idée a fait son chemin depuis, et depuis une vingtaine d’années politistes, économistes, logiciens, mathématiciens, psychologues, éthologues élaborent des modèles de processus collectifs de décision, de prédiction, de création pouvant suppléer à la délibération traditionnelle et à la décision par les dirigeants. Il ne s’agit nullement de faire tourner les tables en invoquant quelque esprit supra-individuel. Les ressorts de l’intelligence collective, en ce sens nouveau, relèvent de la rationalité la plus stricte. Ici encore la numérisphère joue un rôle essentiel. Elle est à la fois terrain d’observation et outil, tout en étant, inversement, enrichie par ces recherches; elle peut devenir un espace de résonance de cette intelligence collective.

La pandémie nous encourage à explorer cette piste. Si le monde qui s’en relèvera ne dépend pas entièrement de nous, et s’il ne se fera jamais entre nous un accord unanime sur ce qu’il devrait être — et c’est heureux —, du moins devons-nous mobiliser toutes nos ressources pour élargir le répertoire des possibles. De l’intelligence collective peuvent émerger des configurations sociales inédites, adaptées aux conditions nouvelles, qu’aucun savant calcul ne pourrait produire. Encore faut-il assurer les conditions du déploiement de cette intelligence, ce qui nécessite en particulier plus qu’un réaménagement, un véritable « reset » de la numérisphère. Les éminents services qu’elle rend, particulièrement sensibles en ce moment, ne peuvent faire oublier qu’elle est aussi devenue un espace de surveillance, un espace d’influence et de manipulation largement géré par des algorithmes opaques au service d’intérêts particuliers, qui attisent les passions et sèment la discorde. Rien d’impossible pourtant à faire de la numérisphère un bien commun, propice aux valeurs de la démocratie et de la rationalité. Cela n’ira pas sans mal : l’affaiblissement de ces valeurs est à la fois cause et effet de la situation présente. Mais les mécanismes de renforcement qui nous y ont conduits peuvent jouer dans l’autre sens, et le processus s’inverser, si nous nous en donnons les moyens. La situation présente, relayée par la crise économique et sociale qu’on nous annonce et par l’urgence climatique, nous offre peut-être une fenêtre de tir.